lundi 23 mai 2016

Des fuseaux, de l'art de filer et d'autres choses encore


"Eve filant" - Heures à l'usage des Antonins - XVème siècle


En tant que conteur, j'ai longtemps été questionné par le fait que, si dans les contes, il est souvent question de fuseau (l'exemple de la Belle au Bois Dormant étant le plus connu), ou de rouet ; je n'arrivais pas conceptualiser comment ces outils fonctionnaient. Et dans la mesure où je pense que l'on ne raconte vraiment bien que ce que l'on imagine bien, j'y voyais là comme une question en suspens.

Là-dessus, allant voir un ami il y a peu, je vois dans son atelier de coutelier de curieux objet oblongues en bois. Le questionnant à ce sujet, il me dit que ce sont des fuseaux trouvés chez Emmaüs, perçoit mon intérêt, et m'en offre un, allant jusqu'à y rajouter dans sa partie inférieure, une pièce de métal (qui s'avéra datée de l'époque gauloise) dénommée une fusaïolle. Il y a des objets comme ça qui racontent des histoires et dire que je me suis immédiatement approprié l'objet est un doux euphémisme. Je l'ai même posé sur mon autel !

Si la métaphore du tissage nous parle facilement, c'est parce que nous visualisons bien ce travail de croisement de fils. Mais pour filer, encore faut-il avoir du fil... Et le fuseau sert justement à ça.

Expliquer par écrit comment cela marche serait long et laborieux à la lecture, je te laisse donc aller consulter ce lien :



On y apprend donc, que pour faire un fil -par exemple de laine- il faut bien sûr de la laine, qu'il faut la laver, puis la carder, puis enfin on la file. Carder la laine consiste à mettre parallèle des petits bouts de laine partant en tout sens. Un fil étant la mise en bout à bout et en continu d'une multitude de petits fils torsadés et liés ensemble, un fuseau est donc un outil qui, tournant sur lui-même, permet de torsader ces fils. Une sorte de toupie suspendue en l'air. C'est simple dans la conception et incroyablement technique dans la mise en œuvre.

Pour faire œuvre de savoir, le fuseau a été inventé il y a 9 000 ans ; le rouet bien plus tard. Et quand on y pense, c'est une invention extraordinaire, parce qu'à partir du moment où l'homme a inventé le fil, il a pu se vêtir d'autres choses que de peaux de bêtes ! Comment un jour, un être humain en a-t-il eu l'idée ? Peut-être en roulant machinalement entre ses doigts une bourre de laine trouvée sur un buisson d'épines ?
Bien plus tard, le rouet restait plutôt à la maison quand le fuseau était emmené aux champs. Sans doute les femmes filaient-elles tout en gardant les bêtes ? C'étaient des temps où il y avait toujours quelque chose à faire... Et le fuseau est un outil nomade que l'on peut emmener partout.

Celles qui filent disent que cette activité « vide la tête ». C'est une activité qui ouvre la porte de la rêverie, de la divagation dans l'imaginaire. Les doigts s'occupent pendant que l'esprit vagabonde.
C'était (c'est ?) une activité de femme. Dans les contes, les fileuses et les tisseuses sont souvent dépositaires du savoir du Féminin. Elles savent ce que nous les hommes ne savons pas. Filant, brodant, tissant, elles parlent des secrets d'alcôve ou du monde, transmettent quelques savoirs anciens...

On connaît dans la mythologie, la symbolique du fil d' Ariane. Il s'agit de suivre le fil pour aller entre les mondes et ne pas perdre son chemin. Dans les Upanishad, « Sutra » signifie quelque chose comme : « fil reliant le monde et l'autre monde et tous les êtres ». Christiane Singer parlait de la nécessité de suivre « le Fil de la merveille ». Et il existe un conte yddish (pour moi un des plus beaux du monde) qui raconte que le temps qui passe est littéralement tissé de chants et d'amour. Et en Mongolie, par exemple, des bobines de fil sont utilisées pour certaines pratiques chamaniques. Oui, mais l'origine du fil dans tout ça ?

En fait, ce geste du filage au fuseau est une école de l'âme ! Parce que qu'y fait-on ? On y prend des bribes éparses que l'on transforme en un fil grâce à un travail habile et patient. D'une discontinuité et d'un désordre on fait un chemin à suivre. D'un amas anarchique, on fait une direction. De petites bribes de laine ou de coton, on fait un continuum solide pouvant relier une montagne à l'autre ! On créé une chose méticuleusement ordonnée et utile à partir d'un désordre s'envolant au vent si l'on n'y prend pas garde. On créé du sens à partir de l'épars. Il faut de la ténacité pour ce faire, de la maîtrise et beaucoup de patience. Il faut pouvoir s'adapter aux impondérables du matériau de base... Filer dès lors devient une métaphore puissante ; car que faisons-nous d'autre alors, dans nos existences si chahutées, que de tenter de mettre du sens face à la prolifération des événements ? Il revient à chacun d'apprendre à tisser son propre fil. Celui qui le fera passer par les mondes par lesquels il se doit d'aller ; celui qui le mènera sur le chemin de son âme. Il nous revient de mettre, dans un ensemble faisant sens, les bribes de laine que le vent nous apporte ; qu'elles suscitent joie, bonheur, expériences, souffrance, peine, chagrin, émerveillement... Et ce, bien sûr, sans tomber dans le piège de vouloir tout garder, car cela aussi nous devons l'apprendre : apprendre à ne pas conserver ce qui nous est mauvais. Avant d'être cardée, la laine se doit d'être lavée...

Le fil se fait en passant entre nos doigts : que nous serrions trop et le fil se casse, que notre pression soit trop relâchée, le fil s'effiloche... Tenir, retenir, pas trop tenir, ne pas trop retenir. Là encore une école de vie, un juste équilibre à trouver.

Samedi soir, après une journée tout autant exaltante qu'absolument éreintante, je me suis retrouvé à danser des danses endiablées avec des roms de Roumanie. Homme, femme et enfants. Existe t-il une autre culture dans laquelle la musique mettrait tant en joie ? Les hommes alors atteignent une légèreté de ballerine, les petites filles deviennent des princesses et les femmes des reines qui font tourner le monde autour d'elles. Au moment où l'homme m'a invité à entrer dans la danse, je me disais que j'avais des ampoules sous les pieds et que j'avais mal aux jambes. Et puis, une énergie soudaine qui revient, comme un fuseau se mettant à tourner sur lui-même, et la joie de la danse, irrésistible ! Hommes, femmes, enfants, venus d'univers différents, jamais croisés avant, peut-être même jamais recroisés... Des morceaux d'étoupes apportés par le vent. Mais, en ce moment simple et beau, tous, avons-nous eu l'intelligence supérieure de tisser ensemble nos bouts de fils respectifs ; et la Vie alors, en écho, a dansé elle aussi...

Nous sommes des fileurs, tisseurs, brodeurs. Nous tissons le monde de nos rêves en essayant de ne pas perdre le fil...