vendredi 21 octobre 2016

Cristal qui songe

Illustration : Moebius

Je vais d’abord te raconter une histoire.

Je travaille actuellement sur un nouveau spectacle de conte. Celui-ci est l’adaptation d’un livre pour enfants que je n’ai pas réussi à faire éditer. Il raconte l’histoire d’un garçon 10 ans qui, entre ses parents qui divorcent et son entrée prochaine au collège, a une vie un peu difficile. Un jour sa mère lui offre un cristal de roche. Dans la nuit qui suit il va faire un curieux rêve, et puis d’autres les jours suivants… C’est un spectacle qui parlera de notre vie intérieure comme ressource face aux difficultés, de la vitalité que l’on peut puiser dans notre vie onirique, de la vie d’un enfant de 10 ans dans nos villes aujourd’hui, des peurs liés au divorce, de l’amour, de ce qui nous lie, mais aussi –à mots couverts- de pratiques chamaniques. (A noter que je me dis vraiment que si ce spectacle-devait ne pas rencontrer des programmateurs ayant envie de le partager, ce sera probablement le dernier ; tant cette idée de travailler pour des choses non attendues par « les professionnels de la profession » commence à me courir violemment sur le haricot…)

Pour revenir à l’histoire, l’enfant va bien sûr s’attacher à ce cristal, jusqu’à ce qu’un jour, mystérieusement, celui-ci ne disparaisse au grand désespoir de son propriétaire. Guidé par une voix onirique mystérieuse, il finira bien sûr par le retrouver quelque part autour de chez lui, dans la nature (je n’en dirai pas plus !) Cela est donc l’histoire que je travaille en ce moment, sachant que j’ai écrit ce texte il y a environ deux ans très peu de temps après avoir découvert les pratiques chamaniques et qu'il s'imposa à moi bien plus que je ne m'imposais à lui.

Là-dessus, l’autre midi, je poursuis la lecture d’un livre que je trouve magnifique, de Brooke Medicine Eagle « Marcher sur le chemin de la femme Bison blanc » aux éditions Vega (j'en parle aussi dans mon précédent texte). L’itinéraire et la formation d’une admirable « femme-médecine » amérindienne. A un moment, elle raconte sa relation avec certains cristaux et raconte l’histoire d’une amie cherokee chez laquelle, enfant, on avait détecté des dons et qui était donc enseignée en conséquence. On lui avait offert un cristal auquel elle était très attachée, et avec lequel -dit-elle- elle parlait comme avec un ami, jusqu’à ce qu’un jour, ce cristal à son grand désespoir, disparaisse lui aussi ! Elle finit par aller se confier à ses grands-parents qui l’avaient en fait délibérément caché dans une forêt et qui lui expliquèrent qu’en vertu de son lien avec ce cristal, elle devait le retrouver par ses propres moyens. Ce qu’elle fit !

Tu comprendras mon étonnement en constatant qu’en toute innocence (ou ignorance !) j’avais imaginé une histoire qui s’avérait être une authentique pratique d’initiation ou d’apprentissage cherokee !

Ce qui me vint alors suite à cette lecture, c’est une interrogation sur la notion « d’inspiration ». Quel est ce mystérieux processus et qu’est-ce qui agit lorsque nous sommes en train de créer une œuvre d’art (mais aussi notre propre vie) ?

Étymologiquement, « inspirer » vient du latin « inspirare » qui signifie « souffler dans ». « Inspiration » signifie donc « action de souffler dans ». Grâce à notre inspiration, nous faisons entrer en nous, au sens propre, un souffle qui va nous vivifier au point de nous apporter des mots, des musiques, des images, des décisions dont nous n’avions pas conscience. Poursuivant l’analogie ; celui qui au théâtre a la fonction de rappeler le texte à un acteur oublieux est dénommé un « souffleur ». Il apporte les mots que le comédien a perdus.

« Être inspiré » consiste donc à recevoir un souffle et des réponses qui donnent vie à quelque chose. L’inspiration ne vient pas de nous, elle nous est soufflée du dehors, donnée ; à charge pour nous de nous mettre en capacité de la recevoir ; à accepter d'être habité par autre chose que nous-mêmes. Et par le souffle, dans bien des mythologies, vient la vie… (Il est également possible de considérer le fait "d'être inspiré" comme le fait d'être happé, intégré à un autre chose que soi, selon que l'on entende "être inspiré par quelque chose".)

Quel est ce principe extérieur à nous qui dès lors nous nourrit ? Une sorte de sur Soi plus inspiré que nous ? La réactivation d’une mémoire cellulaire et / ou génétique qui viendrait à se réveiller ? Le court-circuitage de nos rationalités ordinaires qui d’un coup n’auraient plus lieu d’être et laisserait place à autre chose ? Des muses comme des présences invisibles qui nous inspireraient ? Des esprits omniprésents qui nous enseigneraient ? Des mémoires enfouies et / ou refoulées qui referaient surface ? Bien imprudent ou téméraire serait celui qui répondrait avec certitude…

Ce dont je peux témoigner c’est que dans ces états modifiés de conscience (et cet état d’inspiration et de disponibilité à autre chose en est un), fréquentes sont les résurgences d’un savoir plus ancien que nous, comme si nous ne faisions que de mettre en lumière des choses que nous savions déjà sans en avoir conscience. Comme s’il s’agissait simplement de révéler un potentiel gisant attendant d’être réveillé. A moins que le vent ne vienne nous murmurer des paroles très anciennes dans la douceur du soir…

Pour ma part, j’ai souvent constaté, tant dans mon travail de conteur, que de musicien, d’écrivain ou de tarologue, des intuitions, des connexions toute-à-fait surprenantes : tel spectacle s’avérant être un spectacle (Le Rêve de l’arbre) témoignant de rituels chamaniques alors même que je ne connaissais pas ces pratiques à l’époque et que j’attendais le prochain rêve pour le poursuivre ; tel livre (la Ballade de Najac) soufflé dans son intégralité un matin au réveil, au point que je n’eus ensuite qu’à retranscrire ce qui m’avait été comme dicté ; telle musique surgissant soudainement sous mes doigts sans que rien ne soit venu l’explorer ou en dessiner les prémisses avant… Et puis ces consultations de Tarot, où, toujours, les cartes tirées correspondent à la réalité du consultant…

Et puisque je parle du Tarot, raconter une autre histoire, où le tirant hier juste avant de partir au tribunal pour rencontrer un juge des tutelles à propos de ma mère, j’ai tiré la Justice. Facile et prévisible m’objecteras-tu. Sauf qu’en entrant dans le bureau de ce jeune magistrat, il y avait derrière son bureau une sorte d’autel sur lequel était posé entre autres objets… un Tarot de Jodorowsky !


Nos circuits neuronaux et sensoriels ayant une fâcheuse tendance à tourner en rond, ils ont besoin parfois d’être redistribués, vivifiés par un élan extérieur. Notre moi social lui aussi enclin à se languir devant ses miroirs a lui aussi intérêt à être bousculé de temps en temps. Quoi de mieux alors qu’un souffle venu du dehors pour revivifier tout ça ? Il suffit de garder quelques fenêtres et portes ouvertes. Alors une intelligence que nous ne soupçonnons pas se met à l’œuvre redonnant vie à ce qui s’était assoupi…

Inspirons donc alors ! A pleine âme et le cœur vibrant. Apprenons à accueillir ces visites d'un autre ailleurs qui nous emplissent de leurs mystérieux trésors pour mieux que nous les repartagions ensuite...

lundi 17 octobre 2016

Nos âmes sont des trapézistes qui ont parfois des cals aux mains

Les Ailes du désir - Wim Wenders


Il est difficile d'accepter totalement le fait, que les choses et les êtres semblent être reliés entre eux par des liens de causalité qui échappent, pour une bonne part, à notre conscience ; comme si l'univers était régi par d'autres logiques que nous ne percevons pas. Ces autres causalités n'excluent pas les liens de cause à effet logiques que nous appréhendons au quotidien, mais s'y ajoutent. Trop souvent nous pouvons constater des coïncidences, des connexions dont l'éclatant éclat rendrait l'explication par le simple hasard plutôt hasardeuse, voire irrationnelle...

Et tout se passe, comme si « grandir », se développer en conscience, revenait ni plus ni moins à élargir nos champs de perception et de compréhension. Grandir, se construire, c'est passer d'un couloir à la ligne d'horizon et de la ligne d'horizon à plus loin encore. Non pour fuir, mais pour habiter des espaces, des champs d'expérience de plus en plus vastes.

Curieuse trajectoire que celle de vivre. Cette expérience éphémère, cruelle tout autant que jouissive, qui nous oblige un jour à mourir. Et curieuse chose, qu'alors que dans le meilleur des cas nous avons passé notre existence à essayer d'ouvrir les portes, les derniers instants semblent focaliser notre conscience sur un faisceau de plus en plus étroit. Peu à peu, la préparation à la mort évince tout ce qui pourrait l'encombrer : les remugles du monde, les conversations mondaines, et même le souci de l'autre.

Le médecin m'a appelé il y a trois jours pour m'informer, et m'associer, au fait, qu'il devenait inutile et déraisonnable de poursuivre les traitements pour ma mère, et que le moment était venu de la mettre sous morphine. Et vois comme la psyché humaine est curieuse : je lui ai répondu et donner mon accord (que je ne regrette en aucune façon) presque comme un automate. J'étais au travail, dans une bulle où les émotions peuvent être mises à distance. Ce n'est qu'après avoir raccroché que je me suis rendu compte ce que cela signifiait et qu'alors la vague émotionnelle est montée. Et ce n'est que plusieurs heures plus tard, en fin de journée, qu'ayant mon frère au téléphone, il a utilisé l'expression de « soins palliatifs » et que j'ai réalisé que c'est de cela qu'il s'agissait. Moi qui suis habituellement si enclin à nommer les choses... Comme si l'émotion, en effet, provoquait sidération et panne de langage. Je n'ai pas nommé de suite ce qui était en jeu.

Si je raconte cela, après l'introduction de ce texte, c'est parce que j'ai compris alors quelque chose d'important. C'est que divers pans a priori distincts de ma vie étaient en fait reliés. La difficulté à trouver une configuration professionnelle qui me permettrait de partir vivre près de l’Émerveillée en ses terres, tous ces projets que je ne parviens à développer comme je le voudrais : les consultations de Tarot, les contes et ce nouveau spectacle dont je n'ai pour l'heure encore pas parlé, cet en-sauvagement social qui me fait me retirer un peu du monde, ces difficultés financières qui me mettent dans divers empêchements... Comme si ce temps d'attente de la mort à venir imposait son tempo. Un tempo lent, profond, souterrain, dense et lourd. Comme si cette attente faisait contagion et recouvrait tout de son linceul, comme le silence après la neige.

Il ne s'agit pas de n'importe quelle mort. Il s'agit de celle de ma mère. Oh non pas que j'eusse avec elle une relation idyllique ! Nous eûmes elle et moi une relation complexe et douloureuse. Mais là, où son départ semble approcher, une part de moi entre comme en résonance empathique avec elle. Comme un ultime travail qu'elle et moi aurions à faire. Quelque chose qui n'est pas de l'ordre de la rationalité psychique, mais d'un travail d'âmes qu'il nous reviendrait d'accomplir.

Ce travail, je le laisse pour l'heure dans le secret des choses. C'est là qu'il doit être, car ces choses ont besoin de mystère comme une voiture d'essence. Je ne sais les raisons objectives qui m'incitent à faire ce travail. Je sais simplement qu'il me revient de passer par là comme si ce deuil à préparer, cet accompagnement à effectuer, devait me permettre de m'émanciper de bien des ombres qui rôdent depuis tant d'années et comme si le départ d'une âme pouvait permettre à la mienne de prendre un autre envol, une fois désentravée des liens qui l'empêchaient...

Et puis, pour terminer ce texte, cette phrase tirée d'un livre absolument magnifique d'une « femme-medicine » amérindienne, Brooke Medicine Eagle (« Marcher sur le chemin sacré de la femme bison blanc » aux éditions Vega) : « La qualité de présence que j'apportais dans une situation était directement proportionnelle à celle que je pouvais en recevoir ». Et c'est bien de cela qu'il s'agit ; travailler sur la qualité de notre présence afin que nous puissions recevoir de chaque événement ce que nous avons besoin d'en apprendre dans sa plus parfaite expression.