samedi 28 avril 2018

Soufflé par le vent

Margaret Bourke White - 1934


" Pleure autant que tu veux,
Console-toi comme tu le peux,
espère autant que tu peux ".

dimanche 22 avril 2018

Jacques Higelin

A la Fête de l'Huma en 1986

"En novembre 2015, j'ai publié un texte sur Jacques Higelin. Et parce que je n'en finis pas de faire le deuil de cet artiste magnifique, j'ai eu envie de le repartager maintenant qu'il est parti. J'ai eu la chance de pouvoir assister à ses obsèques et ce fut un moment magnifique de vie, de rire, de mort et de chagrin. A son image. Depuis je réécoute tout. Et sacrebleu, que de merveilles !

Sur quoi pleurons-nous quand un artiste comme lui s'en va ? Sur le temps qui passe, sur notre jeunesse qui s'enfuit, sur la nostalgie de moments de concerts qui furent si beaux, si intenses, si fous, qu'ils nous apprenaient à vivre. Nous pleurons aussi sans doute sur toutes nos promesses non tenues, sur nos incandescences, nos renoncements, notre flamboyance qui parfois s'éteint.... Mais surtout, nous pleurons la mort d'un frère et d'un ami. Voilà, je peux dire ceci : Higelin est le premier ami que je perds. Nous nous accompagnions depuis plus de 42 ans ! Peu d'artistes sont entrés comme cela dans mon intimité affective. Il y eut Ferré, Bashung, Miles Davis et il reste encore C. Vander sans doute. Mais par exemple pour ce qui le concerne, c'est pour moi une admiration pour une musique qui me bouleverse ; pas un ami. Higelin était de ces potes un peu grand frère avec qui tu bois des coups les soirs de joie et de cafard. Il nous faisait voir la lumière qui pointe dans certaines obscurités poisseuses. Et la joie qu'il chantait si bien, nous l'apprécions d'autant, que nous connaissions parfois les affres qu'il traversait. Ça aurait pu avoir valeur de joliesse ; c'était du courage. En gros, il nous montrait l'exemple. En vieillissant, il acceptait ses émotions avec le seul talent de l'enfance retrouvée. Ses duos avec sa fille. Et puis cet entretien où il raconte la fois, où, au Cirque d'Hiver, sa mère, déjà très âgée, était venue sur scène pour lui remettre un disque d'or. Comment il s'était agenouillé en pleurant et comment toute la salle s'était mise à chialer. "Le plus beau moment de toute ma vie d'artiste" ajoutait-il en larmes en le racontant. Après ce moment, il fit un concert de 4 h 45... Peut-être après tout que beaucoup d'artistes montent sur scène juste pour épater leur maman...

Quand j'avais publié ce texte, j'avais choisi comme chanson, "Alertez les bébés". Là, et sans doute parce qu'elle fut diffusée à son enterrement, j'ai choisi "Le berceau de la vie". A un moment il dit ces mots : "fais voir ta grâce et ta beauté, digne et jolie". J'ai toujours été ému par ce "joli" et par le fait qu'il soit accolé à "digne". Là encore, une leçon...Il disait que la musique l'avait sauvé de tout. Moi aussi. Ah oui, et il disait aussi que l'inspiration lui venait souvent à l'aube pendant que tout le monde dort encore parce qu'alors "ceux qui veillent ramassent les rêves des autres". J'ai ramassé quelques uns de ses rêves. Ils étaient beaux."


Parfois, la force d'une situation ou la puissance émotionnelle d'une personne suffisent à perforer notre cuirasse, si assidûment renforcée, pour nous connecter à notre humanité la plus profonde. Une sorte d'accès à une source très profondément enfouie et qui d'un coup remonte telle un geyser.

J'écris cela parce qu'avant hier soir, je me suis fait une soirée Jacques Higelin et que je ne crois pas avoir laissé couler autant de larmes de mes yeux depuis des siècles.

J'ai d'abord regardé le documentaire de Sandrine Bonnaire, puis la captation de son concert avec orchestre à la Philarmonie de Paris pour ses 75 ans.
A le voir et l'entendre, on sent qu'il est entré dans cet espace de l'âge ancien où les mots commencent à s'échapper et parfois la mémoire aussi. Quelque chose qui a à voir avec l'enfance, lui qui ne l'a jamais vraiment quittée. Je connais peu d'homme qui habite à ce point ses émotions et c'est sans doute cette sincérité sans fard qui touche à ce point. Dans le documentaire, il y a deux moments bouleversants lorsqu'il revoit un film en noir et blanc dans lequel il a joué à l'occasion d'une permission pendant la guerre d'Algérie. Le film se passe à Saint Nazaire. A un moment, on le voit endormi torse nu dans un lit fermé par un rideau. Il a la beauté insolente des corps jeunes. Une jeune femme alors entre, filmée de l'intérieur du lit, et l'on voit alors son sourire lorsqu'elle écarte le rideau et découvre le jeune homme endormi. Cette comédienne deviendra le premier grand amour d'Higelin, celui à qui il écrivit « Lettres d'amour d'un soldat de 20 ans », celle qui le forma intellectuellement et amoureusement. Son visage est filmé lorsqu'il regarde ce film, et son visage, mon dieu, son visage lorsqu'il revoit le visage de cette femme le découvrant derrière le rideau ! Ce visage... Jamais, je crois, il ne m'a paru ressentir autant d'amour dans un sourire. Jamais... Un sourire qui contiendrait toutes les promesses du monde, passées, présentes et à venir. Et puis ce moment où il se revoit jeune avec Henri Crolla, l'homme qui lui apprit la guitare et la musique.... A la fin de la projection, il dit juste : « ça m'a fait du bien ». Sans doute faut-il régulièrement revisiter ses fantômes et ses rêves. On le voit retrouver cette femme maintenant âgée et qui semble ne plus parler. Ils se frottent la tête, il lui caresse les cheveux, ils se sourient... Et toi tu pleures.

J'ai découvert Jacques Higelin sans doute en 1976 avec l'album BBH 75. Un prof de français me l'ayant fait découvrir (oui, tu sais de ces profs dont tout le monde rêve...). Un choc tellurique. Personne d'autre à l'époque n'avais jamais fait ça. Ensuite je l'ai suivi, perdu, retrouvé. Vu je pense plus d'une dizaine de fois en concert. A la vision du documentaire, je me suis rendu compte que j'avais oublié ce qu'étaient vraiment ses concerts et ce qu'il y était : une sorte de feu-follet incandescent et risque-tout qui répondait quand on lui demandait pourquoi il faisait des concerts de trois heures : une heure pour faire connaissance, une heure pour être ensemble et une heure pour se dire au-revoir.

Je l'ai rencontré une fois pour l'avoir programmé à l'occasion de sa tournée Trénet. Quelques échanges un peu pudiques, respectueux. A la fin du concert lors des remerciements de circonstance il m'avait qualifié de « dernier rempart avant Dieu ». Ça m'était resté. Le concert avait été beau, la salle était située dans une ville située près de la ville de son enfance en Seine et Marne et cela avait sans doute contribué.

En y réfléchissant l'autre soir, je me suis dit que plus que tout autre, cet homme m'avait appris à aimer la vie. Et crois-moi ce n'était pas gagné. Que l'on pouvait être presque au même moment dans la jouissance du vivre et dans les abîmes du désespoir le plus noir. Oui, c'est grâce à lui que je me suis dit que la vie était aimable et qu'il me revenait de m'y atteler. Cadeau énorme n'est-ce pas ? Je sais être entouré de compagnons, et compagnes, de route ; chanteur, musiciens, écrivains... Nous vieillissons ensemble et chacun témoigne à sa manière en enseignant et renseignant l'autre au passage.

Lui qui a dit qu'il y avait deux sortes d'artistes, « ceux que l'on applaudit et ceux que l'on remercie », je ne sais si il mesure à quel point il est aimé de son public. Au concert à la Philarmonie, il était comme un enfant. Un vieil homme presque fragile, au bord des larmes, avec ces prompteurs partout pour lui rappeler ses propres textes. Mais cette présence, cet amour du public, palpable, vivant, poignant... Et ce lien avec sa fille Izia, en larmes sans que l'on ne sache trop pourquoi(1) et pourtant si belle ; et lui comme irradié et dissous de tendresse l'enlaçant et lui murmurant « mon ange, mon ange »... A la fin du concert, il se mit en sortie de scène pour remercier les musiciens de l'orchestre un à un, puis il demanda au public : « est-ce que vous êtes heureux ? ». Je n'ai jamais entendu un autre artiste demander ça à son public en fin de spectacle. Et pourtant, in fine, y aurait-il une autre question à poser ?

Merci monsieur Higelin. Je vous aime.  

Fontainebleau, le 6 novembre 2015

(1) : Maintenant on sait peut-être. Sans doute savait-elle que c'était là son dernier concert...


Ce matin après zazen



"Même au cœur
de la désillusion,
la possibilité
d'un moment
parfait".